- Il semble qu’on ne sortira pas de ce que d’aucuns qualifie de guerre des chiffres quand il s’agit de faire des projections, notamment, relatives au taux de croissance. Surtout que, d’une part on relève les prévisions du HCP, ceux des institutions des institutions des Bretton Woods et de l’autre celles du gouvernement. Selon vous, quelles sont les raisons qui président à ces différences d’appréciations ?
Il ne s’agit pas d’appréciations. Les prévisions gouvernementales peuvent s’apparenter à des objectifs assignés par l’exécutif aux politiques publiques. Celles des institutions internationales sont, en général, les sous-produits de leur évaluation plus globale de l’économie mondiale et régionale autant que de leur concertation avec les autorités gouvernementales du pays. Elles ont souvent tendance à ne pas trop s’éloigner de celles soutenues par le Gouvernement. Du reste, cela est plutôt de nature à rassurer sur la confiance dont jouit notre pays auprès de ces institutions. De leur côté, les prévisions du HCP procèdent autant de la robustesse des données fournies par les Comptes Nationaux et les enquêtes permanentes auprès des entreprises et des ménages que de l’adaptation aux prévisions de conjoncture du cadre théorique et des outils de modélisation utilisés dans l’analyse de ces données. La faiblesse de leurs écarts avec les réalisations effectives constitue, à cet égard, une justification du crédit qui leur est, en général, accordé par nos partenaires institutionnels et l’opinion publique.
- Vous avez dressé un tableau noir de la situation économique actuelle. Comment se présente la situation et pensez-vous qu’on peut encore sauver la mise, ou tout au moins éviter le pire ?
Le tableau n’est ni noir ni rose. C’est une expression de la situation économique prévisionnelle de 2016 dans le cadre du double contexte économique, international et national, qui marque le début de cette année. Elle peut encore évoluer en fonction des conditions climatiques qui prévaudront au cours des prochaines semaines et de la capacité des autorités publiques et des opérateurs économiques à activer les sources de résilience de l’économie nationale aux effets de ces conditions.
- Au regard de la rareté des précipitations, certaines voix appellent même à une loi de finance rectificative. A votre avis, la situation imposerait-elle un tel choix ?
La Loi de Finance est affaire du Gouvernement. Rien cependant n’interdit de penser qu’après évaluation de la situation au cours du 1er semestre de cette année et des prévisions de son évolution ultérieure, de nouveaux arbitrages ne s’imposent aux politiques publiques.
- Au-delà de l’exercice 2016, le HCP estime que l’année 2017 risque d’être inscrite dans le « pire », compte tenu du fait que l’impact de la sécheresse sur l’année en cours pourrait être réduit à la faveur du « capital » du caractère exceptionnel de la récolte de 2015. Quel regard portez-vous sur la situation et les perspectives à terme ?
En fait, l’année 2016 devrait relativement tirer profit des retombées résiduelles de l’exceptionnelle campagne agricole de 2015. Les agriculteurs devraient, dans ce contexte, amortir les effets de la sécheresse de l’année en cours en puisant dans leurs réserves de fourrage et de grains et en mobilisant l’apport aléatoire de leur épargne placée dans le cheptel. Quelles que soient les conditions climatiques de l’année 2017 - que nous espérons plus clémentes - les agriculteurs auraient cependant, dès l’été prochain, à préparer le démarrage de la nouvelle campagne, passer, pour les céréaliers d’entre eux en particulier, la période de soudure des mois de février et mars, lancer les cultures de printemps et assurer la moisson de leurs récoltes. Tout cela dans un contexte où la faiblesse de leur organisation fragilise leur capacité de défense devant les offres spéculatives des achats sur pied et des crédits informels aux taux généralement usuraires. C’est au regard de ces considérations que nous avons préconisé que la gestion de la campagne 2016 et celle de 2017 soit abordée dans une même démarche intégrée et anticipative.
- Souvent, il y a comme une fixation sur l’immédiat, comment peut-on sortir de cette approche, sachant qu’avec les changements climatiques, il faudrait inscrire la sécheresse en tant que donne structurelle. Que doit faire le gouvernement dans ce sens ?
La réalité des changements climatiques et la vulnérabilité, dans l’immédiat et encore plus dans l’avenir, de notre pays à leurs effets sont aujourd’hui des évidences. Nous devons malheureusement, de plus en plus, en subir les effets, avec une périodicité aléatoire, par une succession de sécheresses éprouvantes et d’inondations dévastatrices, en particulier dans les zones semi-arides et arides les plus vulnérables de notre pays. A de telles données structurelles doit nécessairement répondre une inflexion de notre approche globale du développement. De nouveaux modèles technologiques, en termes de techniques culturales et de modes de gestion des exploitations et des ressources hydrauliques sont appelés à accélérer cette inflexion dans les périmètres irrigués et les zones de cultures pluviales les plus favorables. On doit cependant se résoudre à réévaluer la vocation économique, dans leur diversité, de nos territoires ruraux et anticiper leur évolution différentielle sous contrainte des changements climatiques. La désertification et l’exode rural que ces changements accélèrent, devraient inciter à aller au-delà des approches techniques et des actions conjoncturelles pour inscrire la lutte contre leurs effets dans un processus de réformes plus globales, en particulier dans les régions les plus vulnérables. Ces réformes devraient concerner autant le statut foncier des terres que la nature juridique d’occupation des sols, dans le but d’assurer une exploitation plus stable de ces régions et une productivité plus conforme à leur vocation. Pour une meilleure maitrise des retombées sociales de telles réformes structurelles, celles-ci devraient s’accompagner de la promotion, dans ces régions, d’activités industrielles et de services dans un réseau urbain hiérarchisé pour constituer la structure d’accueil planifiée d’une main-d’œuvre mieux valorisée. C’est dire le niveau de complémentarité qui existe dans un processus de développement entre l’agricole et le non-agricole, entre le rural et l’urbain. Dans ce cadre, alors que s’amorce la régionalisation avancée, les nouvelles régions, aujourd’hui dotées de plus grands pouvoirs de décision économique, social et culturel et d’une plus grande représentativité démocratique, se doivent, chacune selon la spécificité de ses ressources, naturelles et humaines, de valoriser les atouts de la résilience de leur économie, d’user de leur potentiel culturel pour promouvoir des modèles de croissance régionaux porteurs d’une plus grande diversité d’activités économiques et créateurs de plus d’emplois avec le souci commun de préserver le patrimoine national, hydraulique, pédologique et végétal dont la gestion leur a été confiée par la nation. Les nouveaux pouvoirs constitutionnels des régions ne diminuent cependant en rien le rôle prééminent du gouvernement dans la nécessaire redynamisation de notre modèle de développement et la contribution dans la cohérence des objectifs et la clarté des responsabilités de l’ensemble des unités territoriales du pays. Aussi faut-il convenir que, plus que jamais, une planification stratégique nationale devrait-elle s’inviter à l’ordre du jour du débat national.
- Dès lors, quelles sont les actions à entreprendre pour que la « pluie » soit moins « impactante » sur le taux de croissance ? Ne sommes-nous pas face à la nécessité d’un changement de paradigme quant à la politique économique du pays ?
Beaucoup se rappelleraient, peut-être, les polémiques d’antan sur la question de savoir si le Maroc était un pays agricole. C’était la période de l’aspiration à l’industrie « industrialisante ». La dénonciation, encore aujourd’hui, de l’impact récurrent de la « tyrannie » du climat sur le secteur agricole renvoie, dans de nouveaux termes, à la même motivation de ces polémiques. En fait, après avoir beaucoup investi dans les infrastructures notamment hydrauliques, le Maroc a dû, trop longtemps, prendre du retard dans l’équipement et encore plus dans la mise en valeur des périmètres irrigués pour ne pas parler des zones de cultures pluviales. Il faut convenir que la compétitivité des exploitations agricoles a tendance à retrouver aujourd’hui la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre dans les objectifs volontaristes de la politique de développement que connait notre pays depuis les années 2000. Sous le label de « Maroc Vert » de larges programmes d’investissement et d’appui technique et financier aux agriculteurs ont amorcé un processus de modernisation des structures agraires, d’amélioration de la productivité des exploitations et de valorisation industrielle de leurs produits. Il est certes trop tôt pour en évaluer les performances, malgré des signes évidents d’amélioration du niveau moyen de croissance agricole au cours des 5 dernières années. Il faut cependant convenir que le processus de transformation des structures agricoles s’inscrit, de par la nature de ces dernières, dans la durée et que ses résultats se déclinent dans une progressive et lente accumulation. Aussi, la croissance agricole continuera-t-elle, pendant longtemps, à connaitre une grande sensibilité aux conditions climatiques et sa contribution à la croissance économique un niveau de fluctuation qui ne peut s’atténuer qu’avec un plus grand dynamisme des activités du secteur non-agricole. C’est la relative faiblesse de la valeur ajoutée de ce dernier qui constitue, aujourd’hui, la problématique structurelle de notre économie. A titre d’illustration, son rythme de croissance est passé, dans une persistante tendance à la baisse, de 4,7% par an, entre 2004 et 2012, à 2% entre 2013 et 2015. Les facteurs de ce ralentissement se retrouvent aussi bien dans le recul structurel des performances du secteur secondaire que dans le récent marasme des activités tertiaires qui constituent près des 2/3 de l’ensemble du secteur non-agricole. Aussi faut-il espérer que les produits émergents des branches de l’automobile et de l’aéronautique qui ont si rapidement amélioré le solde de notre balance commerciale arriveront à créer des maillages d’activités dans l’industrie et les services au profit des petites et moyennes entreprises et à contribuer, ainsi, à la diversification et à la compétitivité de l’offre du secteur non-agricole. La redynamisation et la viabilisation des conditions de financement de notre économie, aujourd’hui si fragile sous cet angle, dépendent largement de ce reprofilage de notre modèle de croissance.