Le 19 mars 2020 à11:30
Modifié le 19 mars 2020 à 11:39
Dans toutes ses dernières sorties médiatiques, Ahmed Lahlimi appelait l’Etat à lâcher le déficit budgétaire et à se défaire de la règle très contraignante des 3% que nous impose le FMI. Il a toujours considéré que la dépense publique était le seul instrument à même de répondre aux besoins de la population, dans l’éducation, la santé et les autres secteurs sociaux.
La crise du Coronavirus et la manière avec laquelle elle est gérée, un peu partout dans le monde, vient le conforter dans ces idées, considérées jusqu’à hier comme totalement dépassées. En Europe, comme aux Etats-Unis, toutes les règles néolibérales sont en train de sauter. Et l’Etat est désormais considéré comme le seul rempart face à cette crise humanitaire et à la faillite du système.
Nous avons donc contacté le Haut Commissaire au Plan pour échanger avec lui autour de ce virage que prend le monde, de ce qu’un pays comme le Maroc peut en tirer dans le futur. Mais pour parler aussi des conséquences immédiates de cette crise sur l’économie marocaine. Voici son décryptage de la situation.
- Médias24: Bank Al-Maghrib a annoncé mardi sa prévision de croissance pour 2020, qui est située à 2,3%, soit le même niveau de croissance réalisé en 2019, une année où l’on n’a pourtant pas vécu de crise majeure. Pensez-vous que cette prévision est réaliste ?
- Ahmed Lahlimi: Elle est surréaliste. Tous les secteurs de l’économie sont perturbés par la pandémie : le tourisme, les transports, la restauration, les services aux entreprises, l’industrie, les métiers qui dépendent des importations… Et cela tombe dans une année de sécheresse, qui sera très difficile à vivre pour la population du monde rural.
D’habitude, la sécheresse pousse une partie de cette population vers les villes où les gens essaient de trouver des aubaines dans les secteurs informels. Des opportunités qui disparaissent aujourd’hui avec la pandémie et les mesures de confinement qui sont décrétées.
Ceux qui vont venir aux villes se retrouveront isolés, sans la moindre ressource et confinés dans des bidonvilles, dans une promiscuité qui risque d’accélérer la propagation de la maladie. La population rurale est obligée aujourd’hui de rester chez elle. Elle subira de plein fouet les effets de la sécheresse, mais au moins, dans le monde rural, il y a des réseaux traditionnels de solidarité qui vont se mettre en place. Ces réseaux ont été, certes, un peu perdus ces derniers temps, mais ils peuvent se reconstituer facilement dans les temps durs.
Plus que le taux de croissance, le plus important, c’est de savoir quelles seront les séquelles de cette récession mondiale
-Est-ce qu’on peut dire qu’on entre en récession ?
- Nous évoluons dans un environnement où il y a récession. Tous nos partenaires, notamment européens, sont en récession. Je ne vois pas comment on pourrait y échapper.
Toutefois, je ne peux pas vous donner de chiffre exact sur la prévision de croissance, faute de données. Nous allons avoir des prévisions argumentées d’ici juin. Mais au moment où je vous parle, les données que j’ai sont incomplètes.
Ceci dit, je ne pense pas qu’on puisse aller au-delà de 1%. Ce sera la pire année depuis 1999, où nous avons eu une croissance négative si mes souvenirs sont bons.
Mais ce n’est pas tant la croissance qui pose problème. On ne doit pas mystifier cet indicateur. Le plus important, c’est de savoir quelles seront les séquelles de cette récession mondiale et comment on pourrait à notre échelle les gérer. Il faut également penser à l’après crise, au rebond, et anticiper la manière avec laquelle nous pourrions profiter de ce rebond.
Nous devons définir dès à présent les moyens à investir pour faire face aux exigences du moment, comment soutenir la demande, la consommation, comment cibler les catégories les plus vulnérables, comment soutenir les secteurs en difficulté…
Il y a une bonne stratégie qui a été mise en place pour faire face à l’épidémie, le confinement est une bonne décision. Mais il faut assurer aux gens des conditions de confinement plus au moins dignes. Et mobiliser pour cela les ressources nécessaires, comme ce qui vient d’être décidé par le Roi à travers la création d’un fonds dédié. Ce fonds doit être alimenté aussi bien par des ressources publiques que par les ressources du volontariat. Et s’il le faut, par des prélèvements sur les populations les plus aisées.
Après avoir détruit la nature et creusé les inégalités sociales, la mondialisation heureuse se trouve aujourd’hui dans l’incapacité à faire face à une telle crise humanitaire
-Aux Etats-Unis comme en Europe, les Etats ont sorti les grands moyens faisant éclater toutes les règles et normes budgétaires qu’on nous imposait jusque-là. Que pensez-vous de ce virage ?
-Le modèle de croissance mondial a éclaté. Après avoir détruit la nature et creusé les inégalités sociales, la mondialisation heureuse se trouve aujourd’hui dans l’incapacité à faire face à une telle crise humanitaire. Ce qui fait que les êtres humains cherchent par tous les moyens de reconstituer le lien social pour continuer de vivre. Dans ce contexte, l’Etat n’a d’autres choix que de renouer avec son rôle naturel.
On ne peut pas se faire gérer par des technocrates. La démocratie doit désormais primer.
-Ceci n’est-il pas un bon prétexte pour un pays comme le Maroc de dépasser à son tour ces règles très contraignantes pour reprendre le contrôle et réinvestir dans des secteurs vitaux comme la santé et l’éducation ?
-Ce n'est pas qu'un prétexte. C’est une obligation ardente. On doit se prendre en charge et prendre la mesure de l’effort qui doit être consenti. L’Etat doit renouer avec son pouvoir naturel, recréer du lien avec la société en élaborant, dans un cadre démocratique, des plans à moyen terme, dont les résultats doivent être évalués périodiquement. Nous ne pouvons pas échapper à ça.
Nous avons un atout au Maroc dont on doit profiter le plus vite possible : une monarchie qui n’est pas contestée et qui peut se prévaloir d’une légitimité historique et populaire. Il faut profiter de notre stabilité politique pour engager les virages qu’il faut… L’Etat doit jouer un rôle historique, le peuple est prêt à s’engager. Mais il faut que le système de gestion de l’Etat se rénove. On ne peut pas se faire gérer par des technocrates. La démocratie doit désormais primer.
Je lance un défi public au FMI
-La libéralisation à outrance qui a conduit à l’affaiblissement de la santé et de l’éducation serait donc le résultat d’une technocratisation du système ?
-C’est surtout le résultat d’un alignement sur les doctrines du FMI. Cela fait 50 ans qu’il nous impose les mêmes recettes. Il faut que ça cesse.
Je lance un défi public au FMI et demande à ses responsables de me dire si les recettes et programmes qu’ils n’ont cessé de préconiser aux pays en développement restent valables aujourd’hui.
Libéralisation du taux de change, déficit à 3%, libre-échange, privatisation des services publics… Ces recettes n’ont pas changé depuis 50 ans comme si le monde n’avait connu aucune transformation, comme si toutes ces mutations technologiques et industrielles que nous vivons n’existaient pas. Et comme si les aspirations des peuples n’ont pas évolué. Est-ce que nous devons continuer à suivre ces recettes ? Je ne le pense pas.
Les chocs externes ne sont pas la priorité. Moi je pense surtout aux chocs internes
Le FMI nous dit par exemple qu’il faut libéraliser le taux de change pour pouvoir faire face aux chocs externes. Je leur pose alors une question : est-ce que le taux de change peut nous sauver de ce choc que nous vivons actuellement ? Ils n’ont certainement pas de réponse.
Moi je persiste à dire que les chocs externes, ce n’est pas la priorité. Je pense d’abord aux chocs internes. Ces chocs extérieurs ne sont d’ailleurs même pas identifiés. Le pétrole, on est habitué à gérer ses variations. Ce sont les chocs intérieurs qui font le plus mal, comme la défaillance de la santé et de l’éducation.
Les organismes internationaux sont des pyromanes. Ils endettent les pays en développement, les poussent à se délester des pouvoirs que pourrait avoir leur Etat et les empêchent ainsi de répondre aux besoins réels de leur société.
Cette crise montre la nécessité d'avoir un système de protection sociale le plus large possible
Vous me parliez des Etats-Unis et de l’Europe, c’est ce qui occupe toutes les discussions aujourd’hui. Mais personne dans le monde ne pense aux pays en développement. Si on ne pense pas pour nous-mêmes, personne en vérité ne pensera à nous. Il faut qu’on se prenne en charge…
Cette crise a montré également la nécessité d’avoir un système de protection sociale le plus large possible. Des centaines de milliers de personnes se retrouvent aujourd’hui sans la moindre ressource, et sans aucun filet social.
Ce sont les séquelles du Programme d’ajustement structurel (PAS). Nous avons tourné le dos aux secteurs sociaux, à l’éducation, la santé, la formation et nous n’avons pas bâti un système de protection sociale intégrant l’ensemble de la population.
-La solution, c’est L’Etat providence ?
-Ce n’est pas l’Etat providence. C’est l’Etat naturel, un Etat qui soit aux commandes, un Etat responsable. Il y n’a pas de providence. L’Etat qui est en charge d’un pays et d’un peuple doit jouer son rôle avec tous les instruments possibles, pour que tout le monde puisse s’en sortir.
On serait peut-être dans de bonnes conditions si, à côté, on avait une Algérie avec un Etat dynamique, soucieux du développement économique, social et culturel de son peuple, plutôt qu’un Etat habité par la recherche d’une hégémonie régionale par la dépense militaire. On se croit donc obligé de s’endetter pour s’armer. Et en définitive, toutes ces armes ne vont servir à rien…