ENTRETIEN. Voix très écoutée voire scrutée, le Haut-commissaire au plan estime que l’inflation est devenue une donnée structurelle dans notre économie et il faut s’habituer à vivre avec. Elle est causée, selon lui, par une insuffisance de l’offre sur le marché local, et non par une augmentation de la demande qui pousserait les prix à la hausse. D’où sa conviction que le levier monétaire ne résoudra pas le problème
10,1%. C’est le chiffre de l’inflation à fin février communiqué par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) le mardi 21 mars, quelques heures après la décision prise par Bank Al-Maghrib de relever son taux directeur à 3%. Ce niveau d’inflation à deux chiffres, le Maroc ne l’a pas connu depuis au moins 1984.
Et contrairement aux analyses produites en 2022, cette forte inflation, comme le détaille le HCP, n’est pas due à la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux, mais est tirée essentiellement par la hausse des produits alimentaires, qui sont produits localement, au Maroc. Ce qui rejoint l’analyse de Bank Al-Maghrib, qui parle dans son communiqué post-conseil d’un choc de l’offre sur le marché...
Bank Al Maghrib et le HCP se rejoignent donc sur le constat, mais s’opposent sur la solution à apporter. Car pour le Haut-Commissaire au plan, Ahmed Lahlimi, si l’on est face à un problème d’offre, qui est, selon lui, structurel et non passager, il ne voit pas d’utilité à augmenter le taux directeur pour agir à la baisse sur la demande.
La recette, selon M. Lahlimi, est de reconnaître d’abord que l’inflation est devenue une donnée structurelle de l’économie marocaine, que l’on doit s’habituer à vivre avec, qu’elle est due à une insuffisance de l’offre, notamment agricole. Une fois cette donnée reconnue, il faudra agir sur la racine du problème, la production, en menant ce qu’il appelle dans cette interview "une révolution de notre système de production".
Médias24 : L’inflation a atteint 10,1% à fin février selon votre dernière note sur les prix à la consommation. Une première depuis la fameuse crise inflationniste des années 1980. Comment en est-on arrivé là, alors que les prix des matières premières à l’international sont revenus à leurs niveaux d’avant-guerre Ukraine-Russie ?
Ahmed Lahlimi : La note que nous avons produite est claire. La décomposition de ce chiffre des 10,1% montre que l’inflation est tirée principalement par la hausse des prix des produits alimentaires, qui ont connu une augmentation de plus de 20% sur l’année.
Ce niveau de hausse des prix est très élevé parce qu'il y a également un effet de base qui joue. Quand on parle de 10,1% de hausse, c'est un chiffre arrêté à fin février 2023 en comparaison avec les niveaux de prix de février 2022, un mois où les niveaux de prix étaient encore normaux, puisque la forte inflation n'a commencé qu'en mars/avril 2022. Cela veut dire qu'à partir du mois prochain, le niveau de hausse des prix sur 12 mois sera en baisse. On ne sera peut être pas à des niveaux de 10%. La hausse va ralentir, effet de base oblige.
- On n’est donc plus dans une inflation importée, puisque l’alimentaire, et surtout les fruits et légumes, sont produits localement, au Maroc…
- En effet. Dans l’une de mes dernières conférences de presse, j’avais alerté sur ce phénomène en disant que l’inflation devait être prise comme une donnée structurelle et domestique. Et que nous devons désormais nous habituer à vivre avec.
Prenons le cas des produits agricoles. Au Maroc, la sécheresse est devenue ces dernières années une donnée structurelle. Avec l’évolution du climat et notre position dans une zone semi-aride, nous allons subir une fois tous les trois ans, en moyenne, une grande sécheresse. Et même quand il y a de la pluie, elle n’est pas bien répartie. Il n’y a qu’une partie du pays, le nord et quelques zones dans le sud, qui sont servies.
Par conséquent, il faut qu’on se rende compte que l’on est dans une situation où l’agriculture doit faire sa révolution pour changer de système de production, aller vers une souveraineté alimentaire et produire pour ce que nous consommons en premier lieu, avec, dans la mesure du possible, la réalisation de progrès techniques et technologiques pour améliorer les rendements.
- Si les prix des produits alimentaires ont fortement augmenté, c’est donc à cause d’une insuffisance de l’offre sur le marché ?
- Après deux années de sécheresse, et une année à moitié sèche – celle que nous vivons actuellement –, nous sommes dans une situation où nous produisons moins qu’avant. Nous avons donc un problème d’offre.
Deuxième chose, ce que nous importons est devenu plus cher, et aura tendance à le rester. Parce que les coûts de production dans le monde augmentent et les aléas géostratégiques sont toujours prégnants sur le marché.
Troisième facteur qui montre que cette inflation sera durable : les besoins énormes en investissements dont le monde a besoin. Avec les impératifs de transition écologique et énergétique, de décarbonation industrielle, d’intégration des technologies dans les systèmes de production et dans les services, les besoins en investissements deviennent colossaux. Ce qui a un impact direct sur les coûts de production, qui vont augmenter d’année en année, pour se répercuter sur les prix des produits finaux.
Pour résumer, nous allons avoir des importations dont les coûts vont augmenter, une offre locale insuffisante à cause de la catastrophe climatique, qui crée un déséquilibre sur le marché et va s’accélérer davantage dans les prochaines années, avec l’augmentation de notre population et le changement des modèles de consommation…
Tout cela doit nous inciter à nous rendre compte que l’augmentation des prix va devenir structurelle.
- La solution préconisée pour l’instant au Maroc est d’agir via la politique monétaire pour réduire la masse monétaire, baisser la demande et empêcher la surchauffe des prix. Qu’en pensez-vous ?
- Il faut agir sur l’offre et non pas sur la demande, comme l’instrument monétaire semble le privilégier. Et il faut se dire et accepter qu’il n’est pas mortel, en attendant que les changements structurels de nos modèles de production soient réalisés, de vivre avec 4 ou 5% d’inflation. Nous l’avons déjà expérimenté par le passé.
L’inflation va se réduire lorsque l’on aura fait les réformes pour améliorer notre offre et notre productivité, avec un travail d’assainissement de nos circuits de distribution. Ce sont des questions de fond qu’il faut traiter.
Poser ces questions, c’est d’abord, à mon avis, traiter l’opinion publique avec respect, la considérer comme mature et lui dire la vérité pour qu’elle soit consciente des réformes qu’il faut mener. Or, ce que je constate, c’est que l’on fait tout le contraire, en affirmant que tout va bien et que le problème de l’inflation sera résolu à travers les mécanismes monétaires, pour la simple raison que cela fait plaisir aux organismes internationaux qui n’ont jamais voulu changer leur recette, même si elle date de cinquante ans. Comme si en un demi-siècle, rien n’avait changé dans le monde…
- En l’état actuel des choses, on se retrouve face à une certaine incohérence dans notre politique économique globale, avec un gouvernement qui veut booster la croissance avec la dépense publique, et une Banque centrale qui veut freiner la machine en réduisant autant que possible la demande… Comment qualifiez-vous cette situation ? Doit-on privilégier la lutte contre l’inflation ou l’accélération de la croissance ?
- C’est une situation schizophrénique. D’un côté, on distribue à tout-va des revenus aux jeunes via des programmes comme Awrach ou Forsa, on favorise les entreprises via des subventions tout en mobilisant les banques, et de l’autre côté, on augmente le coût de financement de l’économie.
Le BTP, sur lequel on comptait pour la relance, va être complètement brimé. Les entreprises qui ont reçu des crédits pendant la crise du Covid ou à la veille des augmentations de taux vont se retrouver dans une situation difficile, et vont gêner leurs banques. Celles-ci vont réévaluer à la hausse le risque et deviendront plus restrictives dans la distribution des crédits… On ne voit pas aujourd’hui la cohérence de l’ensemble.
- Mais la Banque centrale est indépendante et mène sa politique monétaire sans forcément prendre en compte les objectifs de la politique budgétaire du gouvernement…
- Je ne le conteste pas. Mais il y a quand même une certaine entente à avoir. Il y a actuellement une incohérence totale entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Et généralement, ce n’est pas la bonne formule pour s’en sortir.
- Il faut donc dire aux Marocains qu’il faut oublier les chiffres de croissance de 4% par an, sur lesquels s’est engagé le gouvernement dans son programme…
- Pour l’instant, nous restons sur une prévision de 3,3% pour 2023. Mais nous allons sûrement revoir ce chiffre à la baisse au mois de juin. Il sera en effet difficile de faire plus de croissance dans ce contexte.
- Si on a bien compris votre analyse, le levier monétaire n’est donc pas la solution pour réduire l’inflation ?
- Non. Le levier à activer, ce sont les réformes structurelles de nos politiques de production. Car nous avons un problème d’offre et non de demande. Il faut aussi que l’on accepte que le développement de notre pays passe désormais par une augmentation des prix. Et que cette inflation s’inscrit dans une période de réforme et de changement de paradigme dans les politiques économiques. C’est comme cela que se sont développés plusieurs pays dans le monde, et c’est ce que nous enseigne également la littérature de l’après-industrialisation. Il faut continuer nos efforts de développement du pays et s’habituer à l’inflation.
Lien : Exclusif. Inflation : pour Ahmed Lahlimi, le levier monétaire ne résoudra pas le problème
PAR M.M.
10,1%. C’est le chiffre de l’inflation à fin février communiqué par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) le mardi 21 mars, quelques heures après la décision prise par Bank Al-Maghrib de relever son taux directeur à 3%. Ce niveau d’inflation à deux chiffres, le Maroc ne l’a pas connu depuis au moins 1984.
Et contrairement aux analyses produites en 2022, cette forte inflation, comme le détaille le HCP, n’est pas due à la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux, mais est tirée essentiellement par la hausse des produits alimentaires, qui sont produits localement, au Maroc. Ce qui rejoint l’analyse de Bank Al-Maghrib, qui parle dans son communiqué post-conseil d’un choc de l’offre sur le marché...
Bank Al Maghrib et le HCP se rejoignent donc sur le constat, mais s’opposent sur la solution à apporter. Car pour le Haut-Commissaire au plan, Ahmed Lahlimi, si l’on est face à un problème d’offre, qui est, selon lui, structurel et non passager, il ne voit pas d’utilité à augmenter le taux directeur pour agir à la baisse sur la demande.
La recette, selon M. Lahlimi, est de reconnaître d’abord que l’inflation est devenue une donnée structurelle de l’économie marocaine, que l’on doit s’habituer à vivre avec, qu’elle est due à une insuffisance de l’offre, notamment agricole. Une fois cette donnée reconnue, il faudra agir sur la racine du problème, la production, en menant ce qu’il appelle dans cette interview "une révolution de notre système de production".
Médias24 : L’inflation a atteint 10,1% à fin février selon votre dernière note sur les prix à la consommation. Une première depuis la fameuse crise inflationniste des années 1980. Comment en est-on arrivé là, alors que les prix des matières premières à l’international sont revenus à leurs niveaux d’avant-guerre Ukraine-Russie ?
Ahmed Lahlimi : La note que nous avons produite est claire. La décomposition de ce chiffre des 10,1% montre que l’inflation est tirée principalement par la hausse des prix des produits alimentaires, qui ont connu une augmentation de plus de 20% sur l’année.
Ce niveau de hausse des prix est très élevé parce qu'il y a également un effet de base qui joue. Quand on parle de 10,1% de hausse, c'est un chiffre arrêté à fin février 2023 en comparaison avec les niveaux de prix de février 2022, un mois où les niveaux de prix étaient encore normaux, puisque la forte inflation n'a commencé qu'en mars/avril 2022. Cela veut dire qu'à partir du mois prochain, le niveau de hausse des prix sur 12 mois sera en baisse. On ne sera peut être pas à des niveaux de 10%. La hausse va ralentir, effet de base oblige.
Il faut qu’on se rende compte que l’on est dans une situation où l’agriculture doit faire sa révolution pour changer de système de production.
- On n’est donc plus dans une inflation importée, puisque l’alimentaire, et surtout les fruits et légumes, sont produits localement, au Maroc…
- En effet. Dans l’une de mes dernières conférences de presse, j’avais alerté sur ce phénomène en disant que l’inflation devait être prise comme une donnée structurelle et domestique. Et que nous devons désormais nous habituer à vivre avec.
Prenons le cas des produits agricoles. Au Maroc, la sécheresse est devenue ces dernières années une donnée structurelle. Avec l’évolution du climat et notre position dans une zone semi-aride, nous allons subir une fois tous les trois ans, en moyenne, une grande sécheresse. Et même quand il y a de la pluie, elle n’est pas bien répartie. Il n’y a qu’une partie du pays, le nord et quelques zones dans le sud, qui sont servies.
Par conséquent, il faut qu’on se rende compte que l’on est dans une situation où l’agriculture doit faire sa révolution pour changer de système de production, aller vers une souveraineté alimentaire et produire pour ce que nous consommons en premier lieu, avec, dans la mesure du possible, la réalisation de progrès techniques et technologiques pour améliorer les rendements.
- Si les prix des produits alimentaires ont fortement augmenté, c’est donc à cause d’une insuffisance de l’offre sur le marché ?
- Après deux années de sécheresse, et une année à moitié sèche – celle que nous vivons actuellement –, nous sommes dans une situation où nous produisons moins qu’avant. Nous avons donc un problème d’offre.
Deuxième chose, ce que nous importons est devenu plus cher, et aura tendance à le rester. Parce que les coûts de production dans le monde augmentent et les aléas géostratégiques sont toujours prégnants sur le marché.
Troisième facteur qui montre que cette inflation sera durable : les besoins énormes en investissements dont le monde a besoin. Avec les impératifs de transition écologique et énergétique, de décarbonation industrielle, d’intégration des technologies dans les systèmes de production et dans les services, les besoins en investissements deviennent colossaux. Ce qui a un impact direct sur les coûts de production, qui vont augmenter d’année en année, pour se répercuter sur les prix des produits finaux.
Pour résumer, nous allons avoir des importations dont les coûts vont augmenter, une offre locale insuffisante à cause de la catastrophe climatique, qui crée un déséquilibre sur le marché et va s’accélérer davantage dans les prochaines années, avec l’augmentation de notre population et le changement des modèles de consommation…
Tout cela doit nous inciter à nous rendre compte que l’augmentation des prix va devenir structurelle.
Il faut traiter l’opinion publique avec respect, la considérer comme mature et lui dire la vérité pour qu’elle soit consciente des réformes qu’il faut mener. Or, ce que je constate, c’est que l’on fait tout le contraire...
- La solution préconisée pour l’instant au Maroc est d’agir via la politique monétaire pour réduire la masse monétaire, baisser la demande et empêcher la surchauffe des prix. Qu’en pensez-vous ?
- Il faut agir sur l’offre et non pas sur la demande, comme l’instrument monétaire semble le privilégier. Et il faut se dire et accepter qu’il n’est pas mortel, en attendant que les changements structurels de nos modèles de production soient réalisés, de vivre avec 4 ou 5% d’inflation. Nous l’avons déjà expérimenté par le passé.
L’inflation va se réduire lorsque l’on aura fait les réformes pour améliorer notre offre et notre productivité, avec un travail d’assainissement de nos circuits de distribution. Ce sont des questions de fond qu’il faut traiter.
Poser ces questions, c’est d’abord, à mon avis, traiter l’opinion publique avec respect, la considérer comme mature et lui dire la vérité pour qu’elle soit consciente des réformes qu’il faut mener. Or, ce que je constate, c’est que l’on fait tout le contraire, en affirmant que tout va bien et que le problème de l’inflation sera résolu à travers les mécanismes monétaires, pour la simple raison que cela fait plaisir aux organismes internationaux qui n’ont jamais voulu changer leur recette, même si elle date de cinquante ans. Comme si en un demi-siècle, rien n’avait changé dans le monde…
- En l’état actuel des choses, on se retrouve face à une certaine incohérence dans notre politique économique globale, avec un gouvernement qui veut booster la croissance avec la dépense publique, et une Banque centrale qui veut freiner la machine en réduisant autant que possible la demande… Comment qualifiez-vous cette situation ? Doit-on privilégier la lutte contre l’inflation ou l’accélération de la croissance ?
- C’est une situation schizophrénique. D’un côté, on distribue à tout-va des revenus aux jeunes via des programmes comme Awrach ou Forsa, on favorise les entreprises via des subventions tout en mobilisant les banques, et de l’autre côté, on augmente le coût de financement de l’économie.
Le BTP, sur lequel on comptait pour la relance, va être complètement brimé. Les entreprises qui ont reçu des crédits pendant la crise du Covid ou à la veille des augmentations de taux vont se retrouver dans une situation difficile, et vont gêner leurs banques. Celles-ci vont réévaluer à la hausse le risque et deviendront plus restrictives dans la distribution des crédits… On ne voit pas aujourd’hui la cohérence de l’ensemble.
Il y a actuellement une incohérence totale entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Et généralement, ce n’est pas la bonne formule pour s’en sortir.
- Mais la Banque centrale est indépendante et mène sa politique monétaire sans forcément prendre en compte les objectifs de la politique budgétaire du gouvernement…
- Je ne le conteste pas. Mais il y a quand même une certaine entente à avoir. Il y a actuellement une incohérence totale entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Et généralement, ce n’est pas la bonne formule pour s’en sortir.
- Il faut donc dire aux Marocains qu’il faut oublier les chiffres de croissance de 4% par an, sur lesquels s’est engagé le gouvernement dans son programme…
- Pour l’instant, nous restons sur une prévision de 3,3% pour 2023. Mais nous allons sûrement revoir ce chiffre à la baisse au mois de juin. Il sera en effet difficile de faire plus de croissance dans ce contexte.
- Si on a bien compris votre analyse, le levier monétaire n’est donc pas la solution pour réduire l’inflation ?
- Non. Le levier à activer, ce sont les réformes structurelles de nos politiques de production. Car nous avons un problème d’offre et non de demande. Il faut aussi que l’on accepte que le développement de notre pays passe désormais par une augmentation des prix. Et que cette inflation s’inscrit dans une période de réforme et de changement de paradigme dans les politiques économiques. C’est comme cela que se sont développés plusieurs pays dans le monde, et c’est ce que nous enseigne également la littérature de l’après-industrialisation. Il faut continuer nos efforts de développement du pays et s’habituer à l’inflation.
Lien : Exclusif. Inflation : pour Ahmed Lahlimi, le levier monétaire ne résoudra pas le problème
PAR M.M.